| "Welcome to Jordan"
Carnet de route... de trésor en trésor...
10 04 1995 :
Je rêvais de Damas et de son soleil rouge, d'un ciel embrasé par le crépuscule, c'était hier.
Un cri : "M..., ma pipe !" Réveil en sursaut. Le trésor de Jean-François avait disparu. Privé de fumer dès le premier jour. Inhumain.
"Niké !" Mes pompes trop neuves s'étaient faites la malle, sans trace, juste quelques empreintes de doigts autour de la tente, furtives.
Trois sourires sous le crachin glacial du matin et trois mots "Welcome to Jordan". Trois gamins aux pieds nus, comme les miens, dans le sable. J'étais devenu bédouin, d'un seul coup. Pas tout à fait, mes talons ne supportaient pas les épines. La nuit avait fait deux autres victimes, nous étions trois va-nu-pieds.
Alors, je suis monté sur mes deux roues après avoir tout remballé. Direction, le midi, pour réchauffer mes orteils ! La route était belle, mais sans cordonnier. J'ai finalement trouvé dans une arrière boutique, des "Jordan", le top du basket made in local. Un plastic extraordinairement blanc, étanche et garanti contre la fauche. J'étais arrivé un jour trop tôt. Le lendemain, ma paire de "Nike" se serait probablement retrouvée à l'étalage.
11 04 1995 :
Second souvenir des joyeux bambins ; "Hello" et cailloux. Et Bob de m'avouer en pédalant ferme, les dents serrées : "My God, encore une lapidation collective". Les rangs se resserrent instinctivement à la vue du premier môme qui se baisse, les têtes rentrent dans le casque. Malheur à la queue de peloton qui ramassera la volée de pierrailles. Pourquoi ? Jeu ou rancoeur de réfugiés cisjordaniens ? Nous ne le saurons jamais. Nos questions laissent les adultes très gênés. "Welcome", pour toute explication !
La chaleur de l'accueil discret des gens nous fera vite oublier ces quelques déconvenues. Le royaume Hachémite nous laissera découvrir son premier trésor, inconnu des guides touristique, le Wadi Mujib. Entre Madaba et Kerak, la terre s'est ouverte pour donner naissance à un extraordinaire canyon, grandiose. A croire qu'ici, Moïse, dans sa fuite en Egypte, vit s'ouvrir la mer. Un paysage biblique où paissent quelques brebis, le long du seul filet d'eau rencontré dans ce voyage. Un mince filet qui, s'aidant d'une énorme faille géologique coupant le plateau d'est en ouest, a creusé des merveilles au fil des siècles, jusque la mer Morte. Nous avons donc plongé, des splendeurs plein les yeux.
Au fond, ce fut le premier campement avec les nomades, les premières galettes fraîches, le premier houmous, le premier lait de brebis.
12-13 04 95 :
Les gens du sud ne font pas défaut à leur réputation. Les contacts sont de plus en plus sympathiques. Le désert rapproche sans doute les hommes. Il nous reste à convaincre les officiels de nous laisser emprunter la route militaire qui longe le Jourdain et la sensible frontière israélienne pour descendre vers le sud et la ville d'Aqaba, sur la Mer Rouge. De policier en militaire, d'Hérode à Pilate, nous tournerons en vain dans la ville de Kerak en quête de la précieuse autorisation. La magie d'une bonne table nous fit découvrir un uniforme étoilé des services secrets jordaniens. Quelques mots pour lui expliquer notre odyssée et le rendez-vous était pris pour le lendemain, passeports en mains. Nos trois éclaireurs partis en soirée tester la descente sur la Mer Morte s'en virent refuser l'accès. Retour à la case départ à 3h. du matin, manu militari. On ne badine pas avec l'autorité ici...
Feu vert pour une descente aux enfers vers la mer Morte. Paysages hallucinants traversés à 55 km/h en slalomant entre les bulldozers à phosphate et les camions militaires. A 300 mètres sous le niveau de la mer, l'expression prend ici tout son sens, on découvre aussi la chaleur, étouffante. Les premiers contrôles se passent sans encombre, photos signalées interdites. Une inconnue cependant : trouverons-nous l'eau suffisante à notre traversée ? La carte ne mentionne aucune localité.
Journée chargée en évènements divers. Hervé flirtera avec le pare-chocs d'une voiture, sans gravité heureusement. Peper se prendra le pied dans la roue avant de son vélo en voulant jouer de la harpe avec ses orteils. Ils s'en tirent indem mais sa fourche fut complètement pliée. Un marchand de vélos chinois "Diamond" campé 5 km plus loin lui redressera le tout. Roger oubliera son passeport, argent, carte de crédit sur le bord de route pour les retrouver intacts deux heures plus tard, où il les avait laissés. François cassera les armatures de sa tente à la faveur d'une bourrasque crépusculaire. Après cette tempête, nous goûterons au silence impressionnant du désert.
14 04 95 :
Superbe étape de 131 km. Désert désert. Un infini ruban de bitume vide se déroule devant nous. Nous croisons de temps à autre d'énormes camions tirant une remorque de phosphate vers le port d'Aqaba. Ils nous proposent aimablement bouteilles d'eau et thé. Nos craintes s'estompent rapidement car si la carte ne mentionne rien pour des raisons stratégiques, il existe bel et bien quelques villages et échoppes le long de la route.
Au fil des kilomètres, les contrôles militaires se feront de plus en plus tatillons. Manifestement, nous gênons. Nous apprenons avec stupeur que notre fameuse autorisation n'était valable que pour une durée de 48 heures. Nous sommes donc dans l'illégalité depuis ce matin et personne ne veut nous prolonger le fameux papier. Un sous-officier appelé nous demande de partir et d'atteindre Aqaba au plus vite. Notre innocence nous fait deviner la frontière toute proche, de l'autre côté des dunes. Nous sommes aux dires des militaires, des cibles toutes désignées pour les "terroristes" israéliens. Bref, après une heure de discussion, nous accompagnons la troupe au carrefour pour nous voir délivrer une autorisation d'évacuer jusque fin de journée. Nous repartons de plus belle pour nous arrêter au lever irréel de la lune, épuisés par les kilomètres. A peine le campement installé, l'armée nous retrouve pour nous fouiller et nous expulser. Il faut tout emballer et remonter le barda sur les vélos. Une seconde jeep arrive et un sous-off fonce sur Bob : "You give us a lot of problems" en le secouant par le menton. L'autre sous-off tente de le calmer. Nous expliquons nos 130 km dans les jambes, le danger de reprendre la route de nuit alors que les camions roulent à tombeau ouvert. Les militaires veulent nous escorter, demandent un camion qui leur est refusé et finalement réquisitionnent un bus vide qui passait par-là. Enervement collectif. Un des sous-off veut essayer mon vélo et s'allonge de tout son long devant sa troupe en cassant mon appareil photo. Ca n'arrange rien. Bref, ça commence à craindre et nous montons dans le bus sans demander notre reste. Dernier contrôle à l'aéroport pour découvrir enfin l'éclat des lumières d'Eilat, station balnéaire israélienne. Hagards, nous montons de nouveau les tentes sur le béton du bord de mer. Il est 3h. du matin et il faut encore tuer une nuée de moustiques qui se sont infiltrés dans la tente. L'enfer !
15 04 95 :
Journée farniente à goûter aux joies du bien vivre, de la plongée sous-marine dans les eaux merveilleuses de la mer Rouge. Excellent repas de poissons sous une tente "bédouine". Mouvements de police autour de nos tentes. Elles intriguent semble-t-il ! Sont-elles bien celles des explusés de la veille ?
16-17 04 95 :
Cap sur le désert du Wadi Rum par la desert highway pour quelques-uns dans la benne d'un camion à bestiaux, soit 60 km de montée gagnés.
Une petite route noyée dans un brouillard de chaleur, une voie ferrée pour nulle part, un trésor de désert. Nous évoluons entre d'énormes masses de roches rouges, fondues tels d'énormes gâteaux au chocolat. Le sable jaune fait petit à petit place à la poussière rouge. Une fois la route terminée, impossible d'évoluer en vélo. On préfèrera donc le 4 x 4 au chameau pour découvrir d'étranges phénomènes d'érosion. J'avais cette étrange impression que la roche avait coulé sous le feu d'une explosion thermo nucléaire. Le vent en a érodé le reste pour former arches, cheminées et gorges. Entre ces formes étranges poussent quelques touffes vertes. C'est un régal pour les yeux.
Au détour d'un djebel, de temps à autre on croise des campements bédouins et leur troupeau de chèvres. Il est si agréable de s'allonger à l'ombre d'une toile de poils de chèvre pour échapper à la brûlure du soleil. Océan de solitude, la grandeur du désert réunit alors les hommes. Et on pense à Lawrence d'Arabie, à ses combats pour un environnement si hostile, à cette lumière violette qui grille le moindre signe de vie.
Le 4x4 cassera un amortisseur en tentant le hors piste avant de rendre définitivement l'âme, du moteur cette fois. C'est nettement moins sûr qu'un deux roues ! Réparations sommaires, assistance des gens croisés par hasard et tout s'arrange.
Le bivouac sous la voûte céleste vivra l'allongement des ombres, la naissance du froid et l'émergence d'icebergs rocheux dans cette mer de sable. Au menu du soir : purée de pois chiches à l'huile d'olive, pour ne pas changer, et pâtes au mouton.
18 04 95 :
Nous reprenons la route sous une température lourde et brumeuse. Arrêt de courtoisie auprès des militaires qui contrôlent l'accès au désert. Ils nous offrent le thé histoire de nous faire oublier les tracasseries des jours précédents. Nous les quitterons rapidement, préoccupés par l'infiltration dans le camp d'un serpent semble-t-il dangereux. Ils finiront par avoir sa peau.
Sur la desert highway, un vent de sable se lève brusquement, emportant tout sur son passage. Impossible d'avancer, la visibilité est nulle et le sable nous brûle les yeux. Deux chauffeurs de poids lourds irakiens nous invitent à l'abri de leurs bahuts pour prendre le thé et déguster leurs pâtisseries. Nous découvrons ainsi leur remarquable hospitalité et leur volonté de démentir l'image laissée par leur dirigeant en Occident suite à la guerre du Golfe. Guerre qui les fait royalement vivre puisque leur principale activité consiste à relier Bagdad au port d'Aqaba pour contourner l'embargo des Nations Unies. Et on nous fait croire ici que ça sert à quelque chose...
Le vent de sable fera place à la pluie, aussi étrange que cela puisse paraître dans un coin aussi aride. Les trombes d'eau succèdent aux bourrasques de vent nous contraignant à poser le pied et à prendre un bus qui passait par-là. Il nous devenait impossible de tenir sur le vélo et nous étions trempés. Les quatre bécanes sont hissées sur le toit du petit bus et l'aventure continue. Le bus nous dépose à un carrefour et nous entamons transis de froid une impressionnante descente vers le premier village venu.
Une maison en construction nous sert de refuge occasionnel le temps de chauffer un thé ou une soupe. Avec l'autorisation des charmants voisins, nous y resterons pour passer la nuit. Les tentes sont montées sous la dalle de béton et le doux fumet des popotes réchauffe très vite les coeurs. Nous vivrons ensuite un impressionnant défilé de théières et de plats préparés par quiconque passe devant la demeure. Gestes très sympathiques dont les enfants seront les émissaires, devinant que derrière, une maman ou une grande soeur a passé des heures à la tâche.
19 04 95 :
Au réveil, une nouvelle théière nous attendait, avec un rayon de soleil. Restait à remercier tous les membres de la famille qui nous avaient si chaleureusement servis, presque gênés d'autant de reconnaissance.
Nous découvrons dans une lumière extraordinaire la superbe route des Rois qui nous conduira à Pétra. Un paysage chaotique nous laisse deviner de multiples canyons aux douces arêtes. La merveille des merveilles se cache au fond. Arrêt au petit village de Wadi Mousa pour gîte et couvert. C'est notre premier contact avec la Jordanie touristique et nous vivons ce malaise du business à outrance dont nous sommes à la fois la cause et les victimes. On déplore aussi les constructions huppées dédiées au dieu Touriste qui poussent en bordure du canyon avec vue imprenable, promettant aux nantis le rassurant confort d'une découverte sur mesure... La détente Israélo - Palestinienne du moment a donné beaucoup d'espoir aux investisseurs. On déplore aussi l'explosion du prix d'entrée sur le site (fois dix en 1 an) soit 28 euros. On déplore surtout l'évacuation forcée des populations bédouines qui vivaient en ces lieux, sacrifiées dans le cadre de la rentabilité touristique, même si elles ont été relogées à quelques kilomètres dans des bungalows fonctionnels de béton.
Je me souviens d'une émotion attendue. Tant attendue que la longue descente dans le canyon du Siq me la faisait oublier. Et tout à coup, dans l'obscurité ambiante du boyau rocheux, une faille de lumière, un trésor, le Khazneh. Mon souffle retenu, l'incrédulité, ce n'était pas un mirage. S'approcher pour mieux voir, toucher pour y croire, caresser la pierre et ses veines roses et bleues. Mais comment ont-ils pu faire ça ? Grandiose! Ils étaient Nabatéens. Cinq mille ans avant notre ère, ils firent de ce lieu leur capitale, trouvant refuge et protection en ces roches inhospitalières. Après avoir détourné et canalisé le torrent qui façonna les gorges du Siq, ils se mirent à creuser tombes et palais par centaines dans ce grès multicolore du plus bel effet. Les Romains entreprirent quelques ouvrages majestueux comme l'amphithéâtre et l'allée pavée qui descend vers le coeur de l'ancienne citée nabatéenne.
Mais quand les mots ne peuvent traduire la beauté des choses ...
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